De toutes les façons, de Sandrine Rotil-Tiefenbach

DE TOUTES LES FAÇONS

« De toutes les façons, il n’y a que deux possibilités », pense-t-elle. Elle a quatre ans. « Soit Dieu existe, soit Dieu n’existe pas. » Et dans le sable, juste à l’endroit où on peut dessiner dedans, là où vont et viennent les vagues, elle fait des cœurs. Ce sont ses offrandes à Dieu. Et, quand le cœur a été complètement effacé par l’écume, c’est que Dieu l’a bien reçu. Dans le cas où Dieu n’existe pas, eh bien, il ne l’aura pas reçu et elle ne se sera pas trop fatiguée.

Sarah Torawak arrive en retard au bureau tous les matins. Au bout de six mois d’embauche, excédée, la direction lui avait décalé son horaire d’une demi-heure. Du coup, elle avait décalé son retard également d’une demi-heure. Elle ne l’avait absolument pas fait exprès.

Elle sort de la classe. Il faut passer par la cour de l’école maternelle pour aller dans la cour des grands. Elle a huit ans. Elle est bien contente d’avoir huit ans. D’abord, un huit, c’est le plus joli chiffre entre tous. Bouclé. Ininterrompu. C’est comme quand elle dessine un cygne, d’un seul trait, sans lever le stylo, et que son père est tellement fier d’elle. En fait, elle décolle le bic une fois. Une seule. À la fin. Pour faire l’œil. Elle a huit ans et elle est drôlement contente d’exister. Elle se dit « si je n’existais pas, je ne saurais même pas la chance que j’ai perdue. » Elle pense à ceux qui se suicident. Elle ne pourra jamais faire une chose pareille. Non. Jamais ! Elle se demande comment ça fait quand on est tellement malheureux, tellement malheureux, qu’on en arrive à faire exprès de mourir. Aussi, quand on est une femme et qu’on veut avoir un enfant, ça fait très mal le moment où il sort du ventre, par le zinzin. « Je crois que moi, je n’aurai jamais de bébé. » Elle pense à sa mère, qui l’a fait pour elle, et décide que rien que pour ça, il faut toujours aimer très fort sa maman.

Elle écrit avec ses doigts. La gestuelle panachée, les yeux scotchés à l’écran des mots qu’elle met au monde à la vitesse du claquement de dents d’un piège de braconnier. Résidus de conscience. Ou d’inconscience. Jamais-nés ressuscités. Nourrissons gluants comme des tampax usagers frais. Et puis, au bout de quelques minutes, pas beaucoup, dix peut-être, elle stoppe. Elle stoppe tout. Et elle les regarde. Ça dure longtemps comme ça. Un paquet de cigarettes. Aérer la pièce. Elle sauvegarde. Pour dire. Et puis elle arrête l’ordinateur. Il s’éteint dans un râle. La nuit tombe derrière la fenêtre. On ne crie pas la bouche pleine.

Palpitations. Son enfance retombe en pluie. Éparse dans ses cheveux. Odeur d’orange. Le jus du fruit est clair dans le plat de l’assiette. Pâle. Mêlé d’eau. Elle a quatre ans. C’est la première colonie de vacances et c’est le matin. L’orange dans le réfectoire. Cette odeur sucrailleuse. Doucette. Ils préparent un spectacle, avec de la musique et des marionnettes. Mais pas elle. Elle est trop petite. Juste les autres. Il y a la grande, dans la salle où ils préparent tout, qui fait répéter ses marionnettes, la sorcière, et Annabelle, la petite fille perdue. Elle n’a jamais connu de nom si beau que celui d’Annabelle. Elle ne savait même pas qu’il existait. Elle regarde les traces du pinceau sur les couleurs de la forêt. Et Annabelle crie : « Non ! Non ! » parce que la sorcière la poursuit, et sa voix est tordue, monstrueuse. « Tu la fais drôlement bien, la sorcière », elle dit à la grande. La grande lui sourit. Elle sait bien pourquoi. C’est parce qu’elle est petite que les gens lui sourient. Juste pour ça.

Là est tout le malheur. C’est dans la rue que naissent les plus belles phrases. Elles brillent quelques secondes pour celui, seul, qui les invente, le temps d’englober du regard quelques vitrines, de bousculer un passant. Le tangible réside là-haut, derrière les immeubles, au fond d’un ciel de ville. Et puis elles meurent, s’en retournent simplement, poussées, happées, écrasées sous les bottes au coin d’une brasserie où on ne s’est pas arrêté, et dont on ne goûtera pas la bière.

Dehors, c’est plein de petits cailloux. Jusque très loin. Est-ce un vieux rêve ou un vrai souvenir ? Peut-être bien qu’elle mélange un peu les deux. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il y avait l’odeur de l’orange et les cailloux par terre dehors. Lisses. Blancs. Pailletés. Il fallait marcher. Longtemps. Les autres allaient toujours plus vite qu’elle. Elle leur demandait sans cesse si ça allait être encore long. On lui répondait à chaque fois qu’on était presque arrivé. Mais après, c’était encore plus long.

Sarah Torawak s’énerve. S’il vous plaît, les autres, soyez gentils. Ne restez pas derrière mon dos. Elle jette son mégot dans un coin, sur sa gauche. Même pas éteint. Parcelle d’éternité. C’est ici que tout se termine. Et c’est ici que tout commence. Sur ce zinc. Dans cette chope. Tout commence ici, dans une vieille édition des Contes d’Andersen, au creux des bulles d’une Grimbergen.

Le soir du spectacle, ils faisaient Le Lac des cygnes. Donc, elle attendait de voir des cygnes. Mais ce sont des lumières qui vinrent. Profondes. Avec des fumées dans les zones sombres. Les danseuses étaient figées quand les premières notes s’élevèrent. Une fillette en tutu blanc, à peine plus grande qu’elle, est apparue, a zigzagué, gracieuse, entre elles, ses pieds frêles sautillant au sol. Elle s’approcha de la danseuse au centre de la scène, immobile, en tailleur, recroquevillée dans ses bras, et ôta le voile qui la recouvrait. Alors, doucement, la danseuse a monté ses poignets, en faisant des choses très belles avec ses mains, comme si elle allait s’envoler. Puis, d’un seul coup, elle était debout, et les autres jeunes filles qui l’entouraient sortirent à leur tour de leur immobilité, et le ballet commença. Alors elle a plongé dans les projecteurs, dans les tulles mauves de leurs mouvements magiques. Il lui semble que c’est là, juste là, qu’elle est devenue une princesse.

Paris, 2000

Sandrine Rotil-Tiefenbach

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