Simon Crescioni

Simon Crescioni : Le voyageur aux mains bleues

Simon Crescioni

Simon Crescioni

Instant magique : Simon peint. Dans la galerie Bassoul où ses dernières oeuvres étaient exposées, il a fait asseoir un ami aux moustaches anachroniques, et parce qu’il ne peut rester longtemps sans toucher aux couleurs, il se lance dans un portrait improvisé. En quelques mots, il façonne la physionomie de l’homme et fixe sur la toile des expressions furtives qui se superposent. On voit se faire et se défaire les lignes du visage, pour qu’enfin, au détour d’un mouvement du pinceau, apparaisse la personnalité du modèle et avec elle, l’émotion.
Lorsque l’on demande à Simon Crescioni d’où lui vient ce bleu si particulier, il s’en tire par une pirouette : « il y a probablement eu un jour où je n’avais plus d’autres couleurs! » Mais son demi-sourire en raconte bien plus. Muet, il révèle ce que l’on découvrira peu à peu en pénétrant l’univers du peintre. Ce bleu, c’est le bleu du Cap, celui des toits de Luri dont il est originaire, celui des roches escarpées et de la mer, celui de la végétation éreintée par le vent. Bleu reflet, bleu lumière, bleu-blues d’un homme qui voue une passion à son île mais ne parvient pas à y vivre. Il y revient toujours, s’y abreuve de ses nuances et de ses rythmes qu’il a retrouvés et peints en Afrique. L’île a pour l’artiste la couleur bleue d’un paradis infernal.
Ce voyageur avoue ne parler qu’une seule langue : celle des couleurs. Entre ses états d’âme et ses états d’art, pas d’intermédiaires inutiles. Les mains et leurs instruments – de grossiers pinceaux – expriment directement les sentiments du peintre. C’est pour cela que Simon parle si peu de lui. Il préfère se livrer par petites touches en faisant les honneurs de sa maison, de son atelier, des amis-personnages qui peuplent sa vie.
La maison, petite, vieille et rassurante, révèle des trésors d’Afrique et de Corse mêlés. Des signes de richesse intérieure : souvenirs, meubles anciens et émouvants d’usure, toiles et aquarelles-témoins des phases du passé. Quelque chose, dans l’harmonie du décor, dans les traces indélébiles de bonheur partagé, évoque, à la limite de la douleur, la présence d’une femme… ou plutôt son absence.
L’épouse de Simon, muse et enfant tout à la fois, arrachée à ces lieux à 37 ans, par un cancer inacceptable.
C’est peut-être en manière de deuil – et non pour se protéger d’un soleil qu’il adore – que Simon garde désormais ses volets à demi clos. Comme des paupières pudiquement baissées sur un regard qui dit trop franchement la souffrance; comme pour retenir le plus longtemps possible les parfums et les images d’elle…
L’atelier, lui, célèbre le règne de la lumière. Ici, dans un écrin d’arbres, on chasse les ombres et l’on entretient un endroit de plaisir. Les chaises longues africaines côtoient le chevalet encroûté de peinture, le sofa pour les visiteurs et les palettes qui disséminent leur épaisse couche de couleurs au gré de la pièce et des humeurs de Simon. Sur les murs, deux superbes nus bleus et lascifs. Et derrière un lourd rideau, des dizaines et des dizaines de toiles accumulées au fil des ans. Autour de ce décor : des gens. les amis de toujours ou de l’instant, qui s’arrêtent pour partager un repas, un café, l’occasion de sortir un service en céramique… bleu, superbe et irrégulier, l’oeuvre de Simon.
Des jeunes de la région viennent aux nouvelles, fascinés par la fantaisie, la « différence » de leur hôte. Ou décidés à s’essayer aux arts, à la céramique par exemple, grâce au four que Simon a installé dans son garage. La journée voit défiler tout un monde-mosaïque que l’on retrouvera au hasard des tableaux.
L’absence, l’amour trop vite perdu qui se lisent dans les profondes rides du peintre trouvent un sens avec le mouvement qu’il crée autour de lui, comme un pied de nez au vide. Et l’on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a désormais l’intention de peindre des personnages. Exclusivement.
Le voyageur aux mains bleues a fini de parcourir des pays de soleil. Ce sont aujourd’hui des visages qui peuplent ses jours et ses toiles.

Paru dans Kyrn Magazine le 21 juillet 1989

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